Disputing Disaster: A Sextet on the Great War de Perry Anderson n’est pas un récit classique des batailles ou des exploits héroïques. Ce livre plonge dans un débat séculaire : quelles sont les véritables causes de la Première Guerre mondiale ? Était-ce l’aboutissement de défaillances systémiques, de décisions imprudentes, ou quelque chose de plus profondément enraciné dans la politique européenne ? Anderson revisite les travaux de six historiens ayant exploré cette question, tout en apportant sa propre analyse à ce débat toujours actuel.
L’évolution des responsabilités
Pendant des décennies après la guerre, l’Allemagne a été considérée comme seule responsable, une position officialisée dans le traité de Versailles en 1919. Cependant, au fil du temps, les historiens ont adopté une approche plus nuancée, impliquant l’ensemble des grandes puissances. Anderson s’inscrit dans cette perspective élargie, mettant l’accent sur les causes systémiques de la guerre, au-delà de la crise de juillet 1914. Il explique notamment l’effondrement du Concert européen, instauré en 1815 pour éviter les conflits majeurs, et l’essor des ambitions impérialistes, particulièrement après 1885.
Les six historiens et leurs perspectives
L’exploration d’Anderson des travaux de six historiens met en lumière la complexité et la diversité des interprétations sur les origines de la guerre. Voici un aperçu de son approche :
- Pierre Renouvin : Historien français et ancien combattant mutilé, Renouvin défendait fermement la culpabilité de l’Allemagne, fondée sur ses décisions en 1914. Anderson le compare à des contemporains comme Sidney Fay, qui plaidaient pour une responsabilité partagée et des défaillances systémiques.
- Luigi Albertini : Connu pour son étude exhaustive en trois volumes sur la crise de juillet 1914, Albertini fournit également des analyses sur les bouleversements politiques en Italie. Anderson critique son conservatisme, mais analyse peu son travail sur les origines de la guerre.
- Fritz Fischer : Dans les années 1960, Fischer relança le débat sur la culpabilité allemande en mettant en lumière les ambitions expansionnistes de l’Allemagne. Anderson reconnaît l’utilisation sélective des preuves par Fischer, mais loue son rôle dans les réformes libérales de l’après-guerre en Allemagne.
- Keith Wilson : Anderson présente Wilson comme un érudit brillant mais sous-estimé, dont les travaux se concentrent sur la diplomatie britannique. Cependant, ses contributions manquent d’un argument unificateur, rendant son chapitre quelque peu décousu.
- Christopher Clark : Dans The Sleepwalkers, Clark déplace le focus de l’Allemagne vers l’Autriche-Hongrie et les Balkans, explorant les décisions chaotiques menant à la guerre. Anderson analyse également d’autres ouvrages de Clark, ajoutant des couches de complexité à son interprétation.
- Paul Schroeder : Probablement l’historien dont les idées s’alignent le mieux avec celles d’Anderson. Schroeder relie les origines de la guerre à l’effondrement du Concert européen. Son œuvre critique également les parallèles modernes, y compris la politique étrangère américaine après le 11 septembre.
Les absences et lacunes
Malgré la diversité des choix d’Anderson, certaines voix essentielles manquent à l’appel. Samuel Williamson, par exemple, dont les travaux sur l’Autriche-Hongrie ont considérablement influencé la compréhension moderne des origines de la guerre, est absent. Ses recherches mettent en lumière le rôle clé des insécurités autrichiennes dans les Balkans, un point qui aurait enrichi l’analyse systémique d’Anderson.
Un débat toujours actuel
Anderson conclut en soulignant que le débat sur les origines de la Grande Guerre reste fragmenté. Les historiens et les théoriciens des relations internationales abordent encore ce sujet sous des angles différents. La thèse de Fischer continue de dominer certains cercles académiques, témoignant de la complexité de cet événement monumental.
Conclusion
Disputing Disaster est une lecture dense et intellectuellement enrichissante, particulièrement pour ceux qui maîtrisent déjà l’historiographie de la Première Guerre mondiale. L’engagement d’Anderson envers les causes systémiques et ses critiques des historiens étudiés offrent des perspectives précieuses. Cependant, le livre s’adresse surtout à un public averti. Les nouveaux lecteurs pourraient trouver difficile l’absence de contexte clair sur le déclenchement de la guerre.
En revisitant les causes de la Première Guerre mondiale, Anderson n’offre pas de réponses définitives. Il invite plutôt ses lecteurs à se confronter aux ambiguïtés persistantes de l’Histoire – un hommage approprié à un débat qui refuse de se clore.